Eût-elle été criminelle…, Jean-Gabriel Périot et le carnaval moche

 

Ce petit texte donne lieu, chez son auteur, à un sentiment contrasté. D’une part on trouve, invariablement, ce même plaisir renouvelé qu’est l’occasion de parler de (bon) cinéma et d’histoire. Leurs liens sont multiples et complexes, en résulte un terrain d’analyse fertile et, pour notre plus grand bonheur, nous autres (futur-)historiens et cinéphiles, de plus en plus exploité ; je l’éprouverai peu aujourd’hui : c’est une autre question qui me retient. De l’autre, précisément, les raisons spécifiques qui poussent à aborder certains sujets. Si parler d’histoire est une joie, les prétextes qui appellent ce discours peuvent au contraire nous en éloigner fermement.

Il y a quelques mois ont ressurgies sur les réseaux sociaux les vidéos des tontes à la Libération : la porte était grande ouvertes aux commentaires les plus divers, de celui sur les femmes françaises victimes des agressions sexuelles allemandes à ceux voyant dans les tontes un « privilège féminin », les hommes, eux, s’en sortant avec « une balle dans la nuque », c’est un florilège qui touche rarement sa cible, alignant au mieux les lieux communs, au pire les interprétations largement erronées.

En 2006 pourtant, Jean-Gabriel Périot sortait Eût-elle été criminelle…, court-métrage composé d’images d’archives et témoignant justement du phénomène des femmes tondues à la libération. Sans narrateur vocal, le film n’a recours, comme artifice pour proposer un discours, qu’à celui du montage. En quelques minutes donc, et ne jouant que de successives modifications du rythme de défilement, Périot parvient néanmoins à rendre compte d’une certaine réalité historique qu’il y a lieu de rappeler tant elle est éclipsée, je m’en rapporte au dernier paragraphe.

Le premier quart du film, au son d’un début de Marseillaise qui déraille et reprend sans cesse sans parvenir à prendre son envol, compresse le déroulement de la guerre sur un peu plus de deux minutes : on y voit les avions, les chars, Hitler au Trocadéro, puis les américains : le brouhaha s’ordonne et se résout avec l’hymne bleu-blanc-rouge qui retourne sur son rail au moment des scènes de liesse populaire. On s’embrasse, on sourit à la caméra, le rythme s’apaise et, rasséréné, on assiste à la joie d’avoir remplacé les obus par des bouquets de fleurs.

C’est, assurément, un discours assez commun sur la libération et la fin du conflit. En s’y tenant, Périot se serait fait peu d’ennemis ; il aurait dans le même temps manqué tout propos politique et historique. Après une petite minute, la musique sort à nouveau de son rail et la marseillaise est réduite à une errance sonore, le défilement des images est encore ralenti : les scènes festives le sont peut-être moins à mesure qu’elles se dévoilent, aux côtés des faces arborant les plus larges sourires on aperçoit progressivement des barricades, une tête chauve, un coup au visage. Ce sont les rituels de vindicte populaire redécouverts au XXe siècle, où les femmes qu’on suspecte de collaboration avec l’ennemi sont tondues et humiliées en public.

Pourtant, la musique ne tarde pas à repartir et le rythme de la vidéo à retrouver sa vitesse habituelle. C’est le troisième temps du film : cette épuration sauvage ne se fait pas au dépend de la marseillaise mais lui donne d’autant plus de vitalité. Les scènes de violence s’enchaînent accompagnées des couplets les plus belliqueux de l’hymne national.

Si le film occulte une partie du phénomène – difficile d’en faire un reproche – il se révèle, par son découpage et son montage, très proche de ce que la recherche historique, et en particulier les travaux de Fabrice Virgili, ont à dire à ce sujet.

Phénomène massif, les tontes s’inscrivent dans une tendance plus large que la simple punition des femmes suspectées d’adultère ou de collaboration. De fait, on n’attend pas la libération pour s’en prendre aux femmes liées (ou présumées liées) aux allemands, avec quelques cas dès les premières années d’occupation, et une vague amenant les premières tontes dès mars 1944 ; d’autres suivront jusqu’en 1946.

Le discours commun sur les femmes tondues voudrait que la punition publique sanctionne le crime, pour les femmes françaises, d’avoir couché avec des soldats allemands (cette image se retrouve largement dans les faits médiatisés comme La tondue de Chartres, où à travers le cinéma, comme dans Hiroshima mon amour d’Alain Resnais). Ainsi on raisonne en vase clos, les égéries à doryphores ont séduit les boches avec leur féminité, on les punit en les humiliant dans, précisément, leur féminité, la boucle est bouclée.

En réalité, les enjeux de ces phénomènes dépassent très largement celui de la punition populaire « coup pour coup ».

Déjà, ces exactions populaires reposaient rarement sur des accusations fondées. Les rumeurs suffisaient et l’on allait chercher la désignée par la force et le nombre à son domicile, sans autre forme de procès. On lui reprochait parfois d’avoir offert son lit à l’occupant, mais il suffisait du moindre avantage acquis d’une façon ou d’une autre pour qu’on juge légitime de la raser. À garder à l’esprit que les tontes ne remplaçaient pas d’éventuels procès ou exécutions sommaires. Ce que d’aucuns nomment « privilège féminin » n’en est un que si on parle cyniquement de privilège : seules les femmes étaient tondues, mais tout le monde était fusillé.

La deuxième grande vague suit, en 1945, la découverte des camps et la volonté relancée de nettoyer en profondeur le pays du nazisme.

En fait, c’est une vengeance large qui s’abat sur des femmes à qui on reproche infiniment plus que ce qu’elles ont commis. Il faut chercher un coupable, elles sont toutes désignées. Parce qu’elles ont pu obtenir quelques (parfois maigres) faveurs, de la nourriture, de la musique, peut-être du plaisir, elles sont le fusible qui saute pour que la frustration et la haine accumulées pendant la guerre puissent s’évacuer. C’est ce que Eût-elle été criminelle, repris à Sartre, signifie. Il importe peu qu’elle ait véritablement collaboré avec le régime, il faut un bouc émissaire. En dégradant le corps de ces femmes, par les coups, les croix gammées, les pancartes, les cortèges, évidemment les tontes, les populations se donnent le sentiment d’une victoire, réparant par là la blessure morale de la défaite contre l’Allemagne. En se séparant des attributs de séduction que sont les chevelures féminines, on évacue la symbolique d’une France violée, au profit d’une France Virile.

Il en va d’un intérêt national. Pus qu’un assouvissement populaire, on reconstruit à cet instant une identité nationale. Comme le dit Fabrice Virgili :
« Les crânes rasés des « collaboratrices horizontales » deviennent une image positive de l’épuration et de la reconstruction et la « tondeuse épuratoire » en est un instrument privilégié. La coupe des cheveux se transforme en mesure d’hygiène, la condition nécessaire au nettoyage du pays. »

Voilà pourquoi la marseillaise est aussi à propos au moment d’accompagner les images des tontes et des cortèges. Ce qu’Alain Brossat nomme Carnaval moche est fondamentalement le moment de reconstruction d’enjeux nationaux et identitaires, au dépend des femmes et spécifiquement de leurs corps, eussent-elles été criminelles…

 

Julien G.
Bulletin Ciné N°3
Mars 2024
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